Turquie : Quand le soleil se remet à briller à Kilis
Kilis, Turquie
65,6 millions ! Est-ce le résultat du nouveau recensement français ? Non. Il s’agit en fait du nombre de réfugiés dans le monde (source UNHCR, 2016). A peu de choses près, c’est comme si l’intégralité de la population française (67,19 millions) était constituée de personnes déplacées, ayant fui la guerre ou des situations économiques critiques.
26 000 ! Est-ce la population de la ville de Rodez, de Hénin-Beaumont ou encore de Rambouillet ? Encore raté. Il s’agit du nombre de personnes qui s’entassaient dans le Camp de Container City, quand je m’y rendis pour la première fois dès 2015. Située tout près de la petite bourgade de Kilis dans le sud de la Turquie, à cheval sur la frontière turco-syrienne, Container City, comme son nom l’indique, alignait déjà ces cubes par centaine, alors qu’au loin résonnaient les bombardements sur Alep. Ces chiffres sont impressionnants.
Depuis 2014, en partenariat avec la Fédération Turque de Judo et les autorités locales, la Fédération Internationale de Judo a développé un programme Judo pour la Paix, dont j’ai la charge et dont l’objectif est de redonner le sourire à des centaines d’enfants qui ont dû fuir la guerre et ont échoué dans une de ces villes legos (il existe de nombreux autres camps tout le long de la frontière), souvent traumatisés, avec ce qu’il leur reste de famille.
Lors du Grand Prix de judo d’Antalya qui s’est déroulé du 5 au 7 avril, une vingtaine de ces enfants ont été invités à découvrir un événement du circuit mondial de judo. Dans la foulée de cette belle aventure, je suis retourné à Kilis accompagné du Champion Olympique Pino Maddaloni (ITA – Sydney 2000) pour évaluer le programme et pour partager avec les jeunes réfugiés quelques précieux moments sur le tatami.
Depuis le lancement des activités, celles-ci n’ont cessé de se développer. Tout a commencé avec quelques dizaines d’enfants en 2014 sur quelques mètres carrés de tatami. Mais à ce jour se sont plus de 2 000 jeunes qui ont pu découvrir le judo et en apprendre les fondements aussi bien techniques que moraux et ce sont désormais 350 judokas qui se retrouvent régulièrement dans le petit dojo érigé dans le camp.
Mais par rapport à mes visites précédentes, un changement majeur s’est opéré, puisque le nombre de jeunes filles qui se sont mises à la pratique du judo en à peine quelques mois a explosé si je peux me permettre. Au début, je me rappelle qu’il n’y avait que des garçons, et lorsque je demandais où étaient les filles, on me répondait inlassablement qu’il n’était pas possible qu’elles pratiquent un sport et encore moins le judo. En 2019 pourtant les choses sont bien différentes, les mentalités ont évolué, et c’est un nombre conséquent de filles qui prennent plaisir en s’adonnant à la découverte de cet art martial venu du pays du soleil levant.
Pendant les quatre jours de mon séjour, les réunions, conférences et séances de judo se sont enchaînées dans le club de la ville qui accueille des enfants turques ainsi que des réfugiés, et dans le camp de Container City. Le moins que l’on puisse dire c’est que l’engouement pour le judo est à l’image des sourires qui s’affichaient sur les visages juvéniles des participants. Pino, lui aussi a eu grand plaisir à partager ces moments avec les jeunes judoka. « Leurs sourires m’ont redonné une énergie incroyable. Je vais retourner dans mon club à Naples avec une envie décuplée d’en faire encore plus », me confia le champion.
Il faut dire que l’homme avait de quoi partager. Né dans le quartier de Scampia (10 juillet 1976), l’un des plus dangereux d’Europe qui inspira Gomorrah, il est devenu, malgré toutes les difficultés liées à la violence qui régnait autour de lui dans son enfance, Champion Olympique. Aujourd’hui il est aussi un des experts de la Fédération Internationale de Judo et partage avec délectations ses compétences lors des compétitions du circuit mondial. Il aime répéter que sa vie c’est le judo et que ce sport lui a tout donné. Alors avoir la chance de pouvoir partager un peu en retour est une autre forme de consécration pour celui qui a atteint le Panthéon des sportifs internationaux. Il ne fallait pas être spécialiste d’arts martiaux pour constater que Pino adore se retrouver sur le tatami avec des enfants, surtout quand ces derniers n’ont pas eu la possibilité de rentrer dans la vie de la meilleure des façon. Ces quelques jours passés à Kilis furent remplis d’émotions.
Öner Buldum, le coach local, peut être fier. En quelques années, il est arrivé à redonner goût à la vie à des centaines de jeunes, qui n’avaient pour beaucoup d’entre eux connu que les affres de la guerre et la crainte de la fuite. L’homme aime souligner que travailler avec les enfants réfugiés est incroyable car ils vous en apprennent énormément sur la notion de résilience. Ils sont souvent porteurs de traumatismes que l’on ne voit pas au premier abord, mais que l’on apprend vite à déceler. Grâce au judo, Öner arrive à leur redonner l’envie d’avancer et il leur offre la possibilité de rêver à nouveau.
Les choses ne sont pas simples pour autant car elles évoluent en permanence. Une des difficultés principales est liée à la volatilité du public. Les familles vont et viennent et il est parfois difficile de faire un travail au long cours. La situation s’apaisant progressivement de l’autre côté de la frontière, les camps se vident petit à petit. Pour autant la crise des réfugiés n’est pas terminée et il y a encore des années de travail à envisager. Le besoin en ressources humaines est important pour encadrer plus qualitativement cette jeunesse en manque de tout. Les opportunités pour sortir du camp sont très limitées et les judokas ne peuvent que très rarement participer à des compétitions, au cours desquelles ils pourraient pourtant se faire de nouveaux amis au sein de la population turque. Une des missions de l’encadrement du programme est d’ailleurs de créer les conditions nécessaires à l’établissement de ponts entre les réfugiés et les jeunes Turques, condition cine-qua-non pour un apaisement des tensions futures potentielles.
Remzi Arklati, le Directeur des Sports de la région de Kilis, est au fil des années devenu un ami, un vrai, un de ceux sur qui je peux compter. Alors que nous ne parlons pas la même langue, nous nous apprécions mutuellement énormément. Il répète à qui veut l’entendre que nous sommes de la même famille et je le crois. Dès le début, il a cru au programme Judo pour la Paix et depuis 2014, il est un soutien indéfectible des activités de judo. Il a rapidement découvert comment ce sport peut devenir un outil fantastique pour socialiser ces jeunes en difficulté. Il a fait construire un centre sportif flambant neuf dans lequel il va implanter un nouveau dojo qui pourra accueillir encore plus de monde. Son travail ne se limite pas au sport, il œuvre également dans le domaine culturel. C’est crucial. Petit à petit, des activités sont initiées du côté syrien. C’est un travail complexe mais qui porte ses fruits et c’est visible.
Avant de repartir, Pino et moi-même avons aussi pu partager notre expérience avec l’ensemble des coaches sportifs de Kilis au cours d’une conférence improvisée. Pendant près de trois heures nous avons échangé avec les éducateurs qui travaillent au quotidien avec plus de 11 000 réfugiés (toutes disciplines confondues). La discussion a été très riche et les idées ne manquent pas pour en faire encore plus.
Il y a moins de deux ans, les bombes pleuvaient encore sur la région et l’afflux de réfugiés était quotidien. Lors de ma dernière visite, alors que je venais de quitter la région depuis quelques heures à peine, mon hôtel fut la cible de roquettes et le ciel rougeoyait encore des bombardements tout proches. Aujourd’hui, le soleil se remet à briller sur la ville. Il reste encore énormément de travail à faire : un travail de soutien et d’intégration et un travail de transmission de valeurs. C’est certain. Mais être réfugié n’est plus une fatalité, il y a de l’espoir, beaucoup d’espoir. Revêtir un judogi et fouler les tatamis font partie des outils qui peuvent à première vue paraître futiles mais qui sont en fait utiles et nécessaires pour redonner le sourire à cette jeunesse qui ne demande qu’une seule chose: embrasser la vie, rire et rêver de moments meilleurs qui pourront les guider vers des jours où le soleil n’est plus voilé par la fumée des bombes.
Nicolas Messner voyage 250 jours/an depuis une vingtaine d’années. Ancien athlète de haut niveau, directeur de « Judo pour la Paix » et photographe, il a fait le tour du monde plusieurs fois. Il nous racontera ses étourdissantes escales…
Rédigé par : Nicolas Messner - http://www.nicolas-messner.com