Le Sahara : Fou et heureux comme celui qui a parcouru le désert
Chinguetti, أدرار, Mauritanie
Il faut avoir vu ces tonnes de sable, vestiges de paysages explosés, concassés, réduits en poussière ; il faut avoir escaladé ces roches carbonisées par un soleil de plomb le jour et éclatées à l’envie par des nuits glaciales ; il faut avoir admiré la voûte céleste et avoir découvert des étoiles dont on ne soupçonnait même pas l’existence ; il faut avoir senti ses lèvres se dessécher au point de craquer au moindre sourire esquissé devant tant de merveilles ; il faut avoir expérimenté l’absence d’odeur mais s’être réjoui du parfum d’un feu de camp et du pain cuit dans le sable dès que l’obscurité s’abat sur l’infinité du vide ; il faut avoir parcouru à pied des kilomètres de dunes, de cordons, d’yeux dissimulés en vallées cachées, de barkhanes isolés en regs arides ; il faut s’être délecté de ce vent monodirectionnel qui pousse ou qui retient, mais qui sera toujours un guide indéfectible pour trouver la bonne direction ; il faut avoir compris que le bonheur c’est aussi d’emboîter le pas des nomades à travers des étendues sans limites, à la merci d’une nature féroce mais généreuse dans les beautés qu’elle offre ; il faut un peu de tout cela pour comprendre, ou tout du moins commencer à comprendre ce qu’est le désert.
Le 21 décembre 2019, après une année forte en émotions et riche en voyages incroyables, je prenais le large et m’envolais vers une destination que je ne connaissais pas encore, mais dont j’avais rêvé depuis des années: le désert du Sahara, la Mauritanie. Un nouvel horizon, un nouveau départ. Pour le voyageur que je suis et qui a du mal à rester en place, cela ne devrait pas être exceptionnel. Au cours des dernières années, j’ai fait mes valises un nombre incalculable de fois, j’ai embarqué à bord de dizaines d’avions, décollé et atterri aux quatre coins de la planète, comme un observateur privilégié de notre monde. Cette fois-ci pourtant mon départ vers les contrées ensablées du Sahara avait un parfum d’aventure plus que de coutume. Parti seul et loin, très banal à priori, cette fois-ci je m’envolais pour m’isoler, me déconnecter, me retrouver face à moi-même, me retrouver en quelque sorte.
Malgré tout, au cours de cette semaine à arpenter le désert, j’ai croisé de nouvelles têtes et j’ai appris énormément sur la culture nomade de Mauritanie, un voyage initiatique qui sans nul doute laissera des traces dans ma mémoire et dans mon âme de pèlerin. Partir, rouler, voler, avant de marcher, voilà ce dont j’avais envie et besoin, voilà ce que j’ai trouvé en Mauritanie.
D’aucuns diront que j’aurais pu réserver dans un hôtel au bord d’une plage paradisiaque et profiter du même isolement. Mais j’ai voulu marcher dans le désert, dans un pays inconnu pour les uns, dangereux pour les autres. J’ai préféré à un lit douillet, la promesse d’un matelas de sable habité par quelques scorpions. J’ai opté pour une région proche géographiquement de zones où des milices extrémistes sèment la terreur. Folie ? Si vous voulez. Ce que je peux garantir, c’est que ce séjour au pays du Petit Prince qui voulait un mouton et qu’Odette du Puigaudeau ou Théodore Monod explorèrent sans relâche, fut un véritable enchantement, bien loin des clichés dont nous sommes abreuvés en permanence.
J’ai passé 7 jours, soit 168 heures ou encore 10 080 minutes, 604 800 secondes, dans le sable, rien que le sable, deux pas en avant, un pas en arrière, entouré de montagnes mouvantes et indomptables, assommé de soleil pendant le jour, et transi de froid la nuit. J’ai marché avec de parfaits inconnus, vers l’inconnu et au bout du bout, j’ai rencontré une personne qui pour le coup m’étais un peu familière… moi. Rien que pour cela, mon aventure saharienne fut inoubliable.
Le premier aperçu du désert vint du ciel, avant d’atterrir à Atar qui n’est desservi que par un avion par semaine. Pendant les heures qui précédèrent l’atterrissage, j’ai survolé des étendues incommensurables d’une terre qui ne fait que repousser l’horizon. Tout y est jaune, noir et bleu. Le jaune du sable, le noir de la roche, le bleu du ciel. Mais à bien y regarder, je me suis vite rendu compte que cette monotonie apparente cachait une richesse dont le voile ne demandait qu’à être soulevé. A 11 kilomètres d’altitude, le Sahara n’est encore qu’une peinture abstraite, où peut-être est-il simplement la palette d’un artiste qui serait allé esquisser d’autres paysages plus lointains encore.
J’imaginais déjà les champs de dunes et les falaises abruptes, qui de là-haut ressemblent à des rayures sur la toile, à des coups de couteau compulsifs du peintre. Je devinais les vallées millénaires, autrefois zébrées de rivières impétueuses, des anciennes formations montagneuses, dévorées par le vent et le sable. Ici la Terre est écorchée vive. Il ne me restait plus qu’à m’y plonger corps et âme.
Une fois sur la terre ferme, ma première étape me mena à Chinguetti, sur les hauts plateaux arides de l’Adrar. La « ville bibliothèque », plusieurs fois ensevelies par les sables, ressurgit depuis des millénaires pour offrir au monde un Islam traditionnel et ouvert qui étale avec respect sa connaissance des textes sacrés. Une dizaine de bibliothèques réunissent de nombreux ouvrages et textes traitant de la religion et du Coran, mais également de science et de littérature. Classée au Patrimoine Culturel Mondial de l’Unesco depuis 1996, Chinguetti est un bijou en péril dont le sable n’est malheureusement pas l’unique menace. Puissent tous ces livres traverser encore les siècles à venir.
C’est à partir de la ville sainte, septième de l’Islam, que je m’enfonçai dans le désert et perdis tout contact avec la civilisation, la nôtre. Je pouvais enfin soulever le voile du mystérieux Sahara.
Mes sept jours de marche furent rythmés par la parole de Mamine, mon guide dans cet univers hostile à celui qui ne le respecte pas. Sa bonne humeur, sa culture immense aussi bien de la Mauritanie que de ma France lointaine et son humour piquant comme le sable du désert porté par le vent du nord-est cinglant le visage, m’accompagnèrent pendant les heures où mon seul objectif était de mettre un pied devant l’autre et avancer pour faire le plein de sensations.
Dans cet environnement étranger, je fis le choix de dormir à la belle étoile, sous une Voie Lactée me renvoyant à ma dimension d’atome immensément petit dans un univers infiniment grand. La première nuit j’eus presque la sensation qu’il y avait trop d’étoiles et il me fallut un certain temps pour retrouver ma Grande Ourse et ma constellation d’Orion. Mais ensuite, quel spectacle, quel bonheur, quelle harmonie !
Pendant des jours, je n’eus de cesse de penser que, si le désert, par son nom, est masculin, il possède une dimension féminine qu’il n’est pas possible d’occulter. Que ce soit dans les couleurs de sa robe sableuse, dans la douceur et la volupté de ses formes ou dans la richesse de son âme, le désert est une femme qu’on a envie de connaitre et de séduire, mais qui, pauvres âmes que nous sommes, nous échappe et nous glissent entre les doigts tel le sable des dunes.
L’erg de Ouarane, au large de la Chinguetti est un concentré de couleurs et de formes et il serait prétentieux de vouloir les décrire en quelques mots. Tout au plus puis-je parler de quelques impressions et ressentis. Peut-être tout d’abord, devrais-je parler du silence qui y règne. Ici pas de bruit de voiture et encore moins de climatiseur. A celui qui sait écouter, les seuls sons qui vaillent sont ceux de la nature: le sable qui crisse, glisse puis s’écoule, une pierre qui roule et dégringole de la falaise, le vent dans les branches d’un acacia… C’est une douce musique en accord mineur qui fait un bien fou. Même les dromadaires qui blatèrent et leur borborygmes d’outre-tombe font partie du décor.
Je suis encore abasourdi par la richesse des couleurs que j’ai croisées pendant ma semaine d’isolement. Il y a le jaune dominant du sable, mais aussi le rouge passionné des dunes sous le soleil naissant, l’orange qui tourne à l’ocre malicieux, au beige espiègle puis au gris discret quand la lumière filtre à travers les nuages. Il y a le bleu nuit qui n’a jamais aussi bien porté son nom, quand seule la Voie Lactée illumine l’horizon de sa lumière venue d’un autre monde, il y a le mauve, le rose et tant d’autres teintes encore. Parfois, au détour d’une colline échevelée par le vent apparait un vert incertain. Il n’est ni végétal, ni animal, mais le fruit d’une alchimie minérale qui m’échappe encore mais que je pus admirer telle qu’elle est. Ici le sable s’habille de blanc immaculé, là il se couvre de noir dans une lente procession qui n’a rien de macabre.
L’abstrait au cœur même d’un réel palpable fut élevé au rang d’art majeur tout au long des panoramas infinis qui se déroulèrent sous mes yeux. Le désert est somptueux, mais il est retors et guette le moindre faux-pas, prêt à vous engloutir pour ne recracher que quelques ossements blanchis au soleil quelques kilomètres plus loin. Le Sahara, telle une sirène, vous appelle de son chant mélodieux. Qu’il est difficile d’y résister.
Véritable tempête permanente sur un océan minéral, c’est comme si l’erg était à la fois figé tout en étant animé d’un mouvement permanent. J’ai imaginé le déplacement des dunes, j’ai vu le sable emporté par le vent qui dessine l’horizon au gré de son imagination débordante. C’est un des paradoxes du désert. Tout paraît suspendu. Des tsunamis de sable sont arrêtés en plein vol, des vagues de silice sont suspendues et pourtant elles bougent. J’ai surfé ces monstres, j’ai souffert dans les montées verticales, me suis senti euphorique dans les descentes vertigineuses et lorsque je me suis retourné, j’ai constaté que mes pas s’étaient déjà évanouis dans les profondeurs, comme si jamais je n’avais osé venir me perdre dans ce monde insondable. Il y a quelque chose de troublant à parcourir le désert. Respirant, soufflant, inspirant à pleins poumons, il vit, son cœur bat la chamade et pourtant il parait figé dans une immobilité étrange. Tout évolue, tout change, dans une sorte de continuité figée. C’est envoûtant.
Pendant sept jours, 168 heures, 10 080 minutes, 604 800 secondes, j’ai perdu la notion même du temps. Je ne tenais plus le sablier de la vie, j’étais assis à l’intérieur en ayant l’impression d’être un grain parmi des milliards d’autres. Je n’avais qu’une seule chose à faire : me concentrer sur mon environnement, respirer, vivre en somme.
Qui n’a pas vu ces tonnes de sables, qui n’a pas escaladé ces roches, qui n’a pas admiré la voûte céleste, qui n’a pas senti ses lèvres se dessécher, qui n’a pas expérimenté l’absence d’odeur, qui n’a pas parcouru des kilomètres de dunes, qui n’a pas ressenti le vent, qui n’a pas vécu une vie de nomade, qui n’a pas fait tout cela me prendra sans aucun doute pour un fou… mais ce qui est certain alors c’est que je suis un fou heureux.
Nicolas Messner voyage 250 jours/an depuis une vingtaine d’années. Ancien athlète de haut niveau, directeur de « Judo pour la Paix » et photographe, il a fait le tour du monde plusieurs fois. Il nous racontera ses étourdissantes escales…
Rédigé par : Nicolas Messner - http://www.nicolas-messner.com