Je ne dis pas que je ne m’y sens pas chez moi, car tous les Japonais que je connais sont absolument adorables et font tout pour me recevoir avec un art consommé de l’accueil. Pendant quelques jours, je viens encore d’en avoir la confirmation. Ce que je veux souligner ici, c’est qu’au Japon, tout est différent et singulier par rapport aux valeurs et aux habitudes qui sont les miennes et c’est sans doute cela qui m’attire tant.
Je me suis rendu au Japon pour la première fois alors que je n’avais que dix-huit ans. Fraichement démoulé du lycée, j’avais passé cinq semaines dans l’archipel afin de me frotter à ce qui se fait de mieux en matière de judo de haut niveau.
Il faut dire que, ce sport, inventé au Japon en 1882 par Maître Jigoro Kano, respire la philosophie orientale combinée à ce que Kano a rapporté de ses voyages et de son ouverture d’esprit. Il faut aussi dire, qu’au japon on peut apprendre le judo originel, celui qui s’est imprégné et imprègne toujours une société toute entière.
Je suis revenu quelques années plus tard, dans des conditions similaires, voyageant d’un centre d’entraînement à l’autre, servant ici de « ventilateur » et là de « chair à saucisse », selon la formule consacrée dans l’univers des judokas. En d’autres mots, je me faisais projeter un peu dans tous les sens. Mais outre les litres de sueurs déversés sur les tatamis de Kumamoto au sud, jusqu’à Tsukuba, plus au nord, et la souffrance parfois endurée lors des heures d’entraînement, ces deux premiers séjours font partie des expériences de vie qui m’ont le plus bouleversé.
On ne revient pas du Japon sans être changé, sans être marqué à vie par un voyage qui devient après réflexion initiatique.
Depuis quelques années, je me rends une ou deux fois par an dans l’archipel. J’ai pris de la bouteille, j’ai mûri, je suis plus à même de comprendre ce que je ressentais à peine alors que je n’avais pas vingt ans. Plus je prends de recul, plus j’analyse ce que le Japon m’inspire, plus je suis fasciné et attiré par cette culture qui, je le redis, à la base m’est totalement étrangère.
Il est incroyablement difficile de réduire à quelques lignes jetées sur l’écran d’un ordinateur, une société si complexe, dans ce que « complexe » a de plus noble. Le Japon présente tant de visages différents.
Organisé parfois à l’excès, précis comme personne, s’excusant officiellement lorsqu’un train part avec 20 secondes d’avance sur l’horaire prévu, le Japon peut également être totalement « farfelu », voire hystérique selon nos standards occidentaux.
Je me souviens avoir passé des heures, totalement ébahi, dans le parc de Yoyogi, à Tokyo, et avoir observé avec amusement, l’extravagance d’une jeunesse qui vit dans l’univers des manga pour certains, ou vient faire de la musique habillée en Elvis Presley pour les autres, le tout sous le regard indifférent du reste de la population. Il faut avoir au moins une fois dans sa vie allumé la télévision japonaise, pour comprendre ce que « péter les plombs » veut dire, à tel point certaines émissions sont tout bonnement hallucinantes tant on y crie et hurle en s’adonnant à des jeux aux règles complètement déjantées. Soupapes de sécurité d’une société très organisée, trop diraient certains ?
Quand je pense au Japon, j’ai aussi en tête les réunions qui s’éternisent car tout doit être prévu dans le moindre détail. Ici, le hasard n’a pas sa place, l’improvisation ne fait pas partie du vocabulaire. La seule incertitude permise c’est la nature qui se l’octroie.
De part sa situation géographique, l’archipel est assis sur le hasard, celui de la terre qui tremble et de l’océan qui se soulève. Quand et comment le sol va-t-il se mettre en colère et quand la mer nourricière va-t-elle se déchainer? Impossible à prédire et encore moins à contrôler. Ce hasard vital omniprésent a-t-il eu pour conséquence le développement d’une société minutieuse et appliquée, qui a élevé la politesse en art et la planification en code de conduite ?
Il faut souligner qu’une immense partie du Japon est inhabitable. Le terrain y est vertigineusement abrupt et les quelques 127 millions de Japonais n’ont d’autre choix que de se concentrer sur une étroite bande côtière. Cette promiscuité forcée nécessite de l’organisation et de la rigueur.
Il n’est pas possible d’essayer de comprendre l’Empire du Soleil Levant si l’on n’a pas à l’esprit ces quelques éléments. Il est illusoire de prétendre en savoir plus si l’on oublie que jusqu’au 19e siècle et l’avènement de l’ère Meiji (1868), le pays était totalement refermé sur lui-même, s’ouvrant petit à petit par ses ports dont celui de Kobe, où je viens de passer quelques jours.
Je n’aurai, quoiqu’il en soit, pas la prétention d’affirmer connaître le Japon, même après y avoir séjourné de nombreuses fois. Je n’ai pu qu’en soulever le voile pour tenter d’entre-apercevoir tous les trésors qu’il renferme. C’est ce qui en fait l’incroyable richesse à mes yeux. C’est ce qui m’attire et me fascine. Je peux venir ici des dizaines de fois je vais toujours découvrir ou redécouvrir quelque chose de nouveau ou que je n’avais pas compris précédemment : un lieu, une attitude, une réaction, un symbole…
L’essentiel des personnes que je côtoie au Japon est lié à l’univers du sport et du judo en particulier. Elles sont les garantes d’un esprit chevaleresque, un peu désuet, tinté de la philosophie et du code d’honneur des lointains samouraïs et il ne m’appartient pas de tirer des conclusions sur l’ensemble d’une société quand certains codes m’échappent encore et certainement m’échapperont toujours. Pourtant j’ai parfois le sentiment que le grand écart permanent que le Japon fait entre son passé et son futur lui fait oublier le présent.
Dans la gigantesque Tokyo par exemple, d’une rue à l’autre, il est possible de faire un voyage spatio-temporel et de se propulser du XXIIe siècle et ses néons à gogo, au moyen-âge et ses maisons en bois et en papier.
Il n’est pas surprenant de voir une échoppe vendre de l’électronique high-tech, tandis que dans la suivante, on calcule encore au boulier traditionnel. Des jeunes de plus en plus nombreux préfèrent un look branché et extravagant, mais toutes les générations vénèrent encore des formules de politesse qui se font écho indéfiniment dès que vous entrez dans le moindre lieu public.
D’un côté de la rue, vous trouverez des jeux vidéo dernier cri, et de l’autre des hommes en costume cravate jouant au Pachinko, sorte de croisement entre le flipper et la machine à sous, un jeu au demeurant abrutissant à base de billes métalliques. Il ne semble pas y avoir de milieu ou de demi-mesure, ni d’intermédiaire entre un passé ancestral à la culture immensément riche, et la course au progrès et la miniaturisation électronique.
Si ces passerelles entre deux mondes distincts semblent absentes, les différentes strates de la société japonaise fonctionnent en harmonie, elles avancent, elles évoluent et se métamorphosent quotidiennement. La rigidité n’est qu’apparente et l’attachement à un socle de valeurs communes une force, un béton armé qui protège le Japon et son peuple.
Je ne suis pas Japonais et ne le serai jamais, mais je ne peux cacher une certaine fascination pour ce peuple, cette fascination se renforçant à chacune de mes visites.
J’avais entendu parler du pouvoir de résilience des Japonais, frappés il y a plus de 70 ans par l’enfer atomique. Je l’ai vue de mes yeux vus quand ils ont été à nouveau meurtris par des catastrophes naturelles que nous avons du mal à imaginer malgré les images télévisées modernes.
Je me suis rendu dans les zones dévastées par le tsunami, j’ai vu les larmes et la souffrance ravalée, puis les sourires timides réapparaître. J’ai croisé le regard de cette coiffeuse de Rikuzentakata ayant tout perdu mais affirmant haut et fort que la seule thérapie était de rire.
Que dire d’autre encore sur ce Japon que j’aime tant? Que ces couleurs sont envoûtantes, celle de l’automne particulièrement lorsque ses érables s’empourprent, celles du printemps aussi, que je rêve de découvrir, quand ses cerisiers explosent sous le poids des fleurs. Rajouter que je me damnerais pour les sushis du marché aux poissons de Tokyo, ou pour un morceau de bœuf de Kobe, massé et élevé à la bière et au saké sur un air de musique classique.
Quand je vous disais que le Japon était un pays d’extrêmes, un pays un peu fou, et surtout pas peuplé de fous. Un pays qu’une vie toute entière ne me permettra pas d’embrasser totalement, mais que je m’attache à essayer de comprendre… un peu, beaucoup, passionnément…
Nicolas Messner voyage 250 jours/an depuis une vingtaine d’années. Ancien athlète de haut niveau, directeur de « Judo pour la Paix » et photographe, il a fait le tour du monde plusieurs fois. Il nous racontera ses étourdissantes escales…
Rédigé par : Nicolas Messner - http://www.nicolas-messner.com