La nouvelle ‘mission’ qu’Adélaïde m’a confiée est encore une fois un vrai challenge. Comment parler d’un pays comme la Norvège en quelques lignes ? Comment résumer l’histoire particulière que j’entretiens avec cet endroit en me concentrant sur l’essentiel alors que j’aurais envie de disgresser et de vous en parler pendant des heures ? Comment décrire des paysages et des ressentis qui doivent avant tout se vivre plus qu’ils ne doivent se dire ?
Mais puisqu’il faut bien se jeter à l’eau, disons que la Norvège et moi, cela a commencé comme un conte pour enfant, c’est aujourd’hui devenu une histoire d’amour.
Il était une fois un enfant de dix ans que ses parents traînèrent jusqu’au cap nord, le point le plus septentrional de l’Europe occidentale… Partis de Strasbourg en voiture, nous avions traversé l’Allemagne du sud au nord, puis embarqué à bord du Finjet, une sorte de paquebot ultra rapide qui me fascinait, avant de parcourir la Finlande et ses milliers de lac, pour finalement débarquer sur une petit île ressemblant à un bout du monde, au nord du nord de la Norvège. Puis, nous étions revenus tranquillement vers mon Alsace Natale en nous laissant glisser le long des fjords norvégiens. L’année suivante nous réitérâmes l’opération lors d’une deuxième aventure scandinave.
Ces premières incursions dans le royaume du grand nord ne pouvaient me laisser imaginer cependant qu’un jour je passerais le plus clair de mon temps au milieu d’une nature incroyablement violente et pourtant si belle. Rien ne pouvait me laisser croire que j’égrainerais les nuits à admirer les aurores boréales, et que je me déplacerais au milieu d’une famille de baleines à bosses, à la poursuite d’un groupe d’orques.
La ville de Tromsø, située sur la côte nord du pays est pourtant devenue, en moins de deux ans, mon port d’attache, ce lieu vers lequel je reviens dès que mon métier ne m’appelle pas aux quatre coins du monde, cette zone de notre planète que j’ai tant envie de faire découvrir à qui aime la nature et les grands espaces, ce petit bout de mon paradis que j’avais dans la tête et que j’ai désormais dans le coeur.
Derrière toute histoire d’amour, il y a une femme. Je ne serais jamais arrivé à Tromsø, 350 kilomètres au nord du cercle polaire arctique, par 70° de latitude Nord, si je n’avais un jour croisé la route de celle qui partage ma vie. Et si nous nous sommes rencontrés en Afrique, car vous l’aurez compris, j’aime faire les choses simplement, c’est finalement dans le grand nord de l’Europe, où elle habite, que j’ai posé mes valises.
Je suis un voyageur infatigable. Mais même après avoir sillonné le monde, je n’avais jamais pris le ‘risque’ de m’expatrier et je croyais que je serais finalement indéfiniment attaché à mon Alsace natale. Que les choses soient très claires d’ailleurs, l’Alsace est ma région, Strasbourg ma ville et elles auront toujours cette place à part dans mon coeur. Mais aujourd’hui, petit à petit je prends mes marques sur la côte nord de la Norvège au bord des fjords à peine effleurés dans mon enfance.
Outre l’histoire personnelle qui m’a conduit ici, il faut bien dire que la Scandinavie et particulièrement la région de Tromsø ont tout pour combler l’amoureux de nature que je suis, le gourmand de grands espaces et le friand de conditions climatiques extrêmes. Tout ici est réuni pour me permettre d’assouvir ma passion de la photographie, une passion qui dévore tout mon temps libre depuis ma plus tendre enfance.
En un peu plus de deux ans de vie aux portes de l’Arctique, il ne fut pas un jour sans que je ne puisse sortir, ne serait-ce qu’une petite heure et fixer sur le capteur de mon appareil photo, un paysage insolemment majestueux. Oui, la Norvège est insolente car elle est belle et grandiose, sans toutefois le faire exprès. Rien d’ostentatoire et encore moins d’artificiel. Tout est ici taillé à grand coup d’ère glaciaire oubliée, de vents violents venus en ligne directe du Pôle Nord ou de déferlantes océaniques.
A Tromsø, les paysages sont en 3D. Ne cherchez pas du plat, cela n’existe pas. A la place, c’est un fracas de montagnes, entremêlées et entrechoquées se jetant avec rage dans une mer que même le soleil de minuit en été peine à réchauffer.
On vous dira pourtant que la côte nord bénéficie d’un climat relativement clément, puisque les derniers soubresauts du Gulf Stream venus des Caraïbes empêchent les fjords de geler. Malgré cette relative clémence, il faut admettre que les hivers sont rudes et singulièrement longs, surtout quand à partir de novembre, et jusqu’en janvier, la nuit polaire recouvre tout de sa chape de plomb. A près de 70° Nord, Tromsø est souvent qualifiée de porte de l’Arctique et croyez-moi, cela se sent et se ressent après que l’automne ait rendu ses dernières armes devant l’avancée inexorable de l’air polaire.
Mais ces mois d’obscurité que beaucoup craignent et que l’on essaye de compenser par une exposition quotidienne à des lampes à lumière du jour, sont aussi le royaume de la dame en vert. Si le temps le permet (ciel dégagé et activité solaire suffisante) et si vous vous trouvez au bon endroit, à Tromsø par exemple, au bon moment, dès septembre, je peux vous garantir que vous n’en croirez pas vos yeux. Les aurores boréales, ces lumières du nord qui scintillent lors des nuits bien noires, sont l’expression parfaite de ce que la nature a de magie en soi.
S’il existe une explication scientifique et bien concrète à ce phénomène, ce n’est vraiment pas de cela dont je veux vous parler ici. Non, j’aimerais plutôt que vous vous imaginiez en train de vous promener sur un lac gelé, recouvert d’une carapace de glace de plusieurs centimètres, elle-même saupoudrée de neige, balayée en congères par le vent du nord. Vous entendez les crissements de vos chaussures et les craquements lugubres de cette banquise éphémère. Vos premiers pas sont hésitants, craintifs. Et si la glace n’était pas assez solide ?
Soudain les nuages se déchirent, vous levez les yeux vers le ciel, et là, tout d’abord imperceptiblement, puis de plus en plus nettement, vous découvrez des drapés merveilleux, des étoffes dominées par les verts, badigeonnées d’un peu de violet et parfois de rouge, des filaments extraterrestres, qui se meuvent avec une grâce subtile. Ici lentes et majestueuses, là rapides et impétueuses.
Il y a une part d’irréel dans le spectacle qui s’offre à vous. Vous êtes seul au monde. En habitant dans le grand nord, j’ai désormais la chance de pouvoir assister à ce ballet nocturne régulièrement. Je ne m’en lasse pas et je peux affirmer que jamais je ne m’en lasserai.
Dès lors qu’on évoque la nuit polaire, on imagine qu’il s’agit d’une ‘nuit totalement noire’. Cette année, tout comme l’an passé, de fin novembre à fin janvier, le soleil ne passera effectivement pas au-dessus de l’horizon et officiellement, pendant tout ce trempa, il fera nuit. Mais cela n’est pas synonyme d’absence de lumière. Quand le jour pointe tout de même le bout de son nez, quelques heures par vingt-quatre heures, une bataille titanesque se déroule dans le ciel. Les nuages partent à l’assaut des montagnes et viennent littéralement s’éventrer sur les pics acérés. Le ciel saigne alors que l’océan engloutit la lumière.
C’est ce moment précis de l’année que choisissent les baleines en pleines migration pour faire halte dans les fjords du grand nord. C’est un spectacle jubilatoire, celui d’une nature encore vierge et, au moins en apparence préservée. Quand je me retrouve dans ces conditions, le visage fouetté par le blizzard, il ne m’en faut pas beaucoup plus pour avoir le sentiment de me plonger dans la vie des grands explorateurs d’antan, tels Les Roald Amundsen et Thor Heyerdahl qui vécurent cela puissance 1000 au siècle dernier.
Si l’hiver, la nuit est longue, l’été le jour n’en finit plus. Entre les deux, Tromsø se métamorphose en quelques semaines. Sur le lac, la glace s’évanouit, laissant place nette à des centaines d’oiseaux migrateurs qui viennent nicher pendant les beaux jours. La vie revient sous un ciel qui a perdu toutes ses étoiles, sauf le soleil qui lui n’en finit plus de tourner et tourner encore et encore.
La vie dans le grand nord de la Norvège, peut-être encore plus qu’ailleurs, est rythmée par la présence ou non de l’astre du jour. Qu’il soit là et c’est une véritable explosion de vie qui s’empare de tout, qu’il disparaisse et chacun se replie sur soi dans l’attente de son retour. En ayant pris l’option de m’installer là-haut, sur le sommet du globe, j’ai conscience d’avoir fait un choix à contre-courant, mais ce que m’offre cette nature magnifiquement violente n’a pas de prix. Elle me ramène à ma condition humaine et à mon appartenance à un monde en mouvement dont le cycle fragile doit être préservé. Il faut avoir vu, au moins une fois dans sa vie, ces montagnes qui plongent dans la mer, ces lumières qui viennent d’ailleurs et cet grosse étoile qui se fait désirer.
Nicolas Messner voyage 250 jours/an depuis une vingtaine d’années. Ancien athlète de haut niveau, directeur de « Judo pour la Paix » et photographe, il a fait le tour du monde plusieurs fois. Il nous racontera ses étourdissantes escales…
Rédigé par : Nicolas Messner - http://www.nicolas-messner.com