Kiribati : Faites vos jeux, au paradis rien ne va plus !
Tarawa, Gilbert Islands, Kiribati
Ce paradis, je l’ai vu, je l’ai touché, je l’ai goûté même, de l’autre côté de la Terre, précisément là où, dans mes jeunes années, je croyais que les gens marchaient sur la tête. Cet antipode isolé qui n’existe que dans les rêves, s’appelle Kiribati (prononcez Kiribasse), et dans mes songes les plus fous, je n’imaginais pas ce que j’allais découvrir en me posant sur le tarmac de l’aéroport de Tarawa, un soir de juin 2019.
Avant de venir m’échouer dans l’archipel pour quelques jours, je ne connaissais de Kiribati que le nom, car je le trouvais exotique lors des cérémonies d’ouverture ou de clôture des Jeux Olympiques que je regardais à la TV il y a des années. Assis à l’arrière d’un mini van qui nous emmenait vers l’hôtel, j’étais sur le point de m’immerger dans un monde dont j’avais tout à découvrir.
En surface globale, l’archipel fait partie des pays les plus grands du monde, s’étalant des Îles Gilbert à l’Ouest, qui ont donné leur nom par déformation phonétique au pays tout entier (Gilbert -> Kiribati), jusqu’aux Îles de la Ligne, les plus orientales, situées à près de 3000 kilomètres de distance, en passant par les Îles Phoenix en centre, sans oublier Christmas Island (Kiritimati), le plus grand atoll au monde pour sa superficie terrestre.
Pourtant sur cet immense territoire uniformément bleu, recouvrant l’équivalent des États Unis, la surface de terres émergées ne représente que quelques grains de poivre vert saupoudrés ici et là, quelques anneaux de lumières, révélateurs d’un monde sous-marin incommensurable, étalés le long de l’équateur, alors que la population, dont la devise est « Santé, Paix et Prospérité », peine à friser les 120 000 habitants.
Altitude moyenne, un mètre, point culminant (Tarawa Sud), trois mètres, le panneau indiquant ce record trône fièrement le long de l’unique route qui parcours l’atoll. Ici pas de risque de mal des montagnes. Pourtant, les Gilbertins (habitants des Kiribati) sont des montagnards qui s’ignorent car sous la surface azuréenne, ce sont des pentes vertigineuses qui plongent à pique vers les abysses et le planché océanique. Oasis de quiétude au milieu du désert liquide du Pacifique, les Kiribati sont assurément à la fois loin de tout et tellement humaines que j’en oublierais presque qu’il m’aura fallu quasiment trois jours de voyage en avion pour les atteindre et autant pour en repartir.
Pas de risque de se perdre non plus, les GPS n’ont pas beaucoup de travail à fournir le long de l’unique route qui serpente entre l’océan bleu nuit des grandes profondeurs et le lagon éclatant, oscillant du blanc au turquoise en passant par une myriade de couleurs dont je n’aurais jamais imaginé l’eau pourvoir se parer. Au milieu de ces deux univers liquides qui communiquent au gré des marées, il y a le fil d’un rasoir sur lequel, funambule, se concentre l’activité humaine.
Conséquence de cette physionomie particulière, et aussi incroyable que cela puisse paraître, Tarawa-sud souffre de surpopulation et de toutes les conséquences néfastes qui en découlent, telle la pollution et la gestion des ordures ménagères entre autres. Le territoire n’étant pas extensible, la population est condamnée à s’entasser sur un radeau océanique qui se fait grignoter par les vagues. Être propriétaire terrien est une notion toute relative ici. Certains essayent de sauver les apparences, en construisant des espèces de murailles de pierres de corail, d’autres en plantant de la mangrove, avec le secret espoir que les palétuviers seront la solution. L’espoir fait vivre, dit-on. Ici peut-être plus qu’ailleurs.
Mais tout est si dérisoire. Bien sûr, la densité élevée d’habitants n’a rien à voir avec nos grandes villes démesurées. Elle n’est d’ailleurs visible que dans la capitale, car c’est ici que ce concentre la moitié de la population globale de l’archipel, dans une promiscuité de plus en plus oppressante. Les autres atolls sont encore essentiellement ruraux et merveilleusement préservés.
Mes nouveaux amis me le répèteront plusieurs fois et je le constaterai de moi-même : la modernité a du mal à se frayer un chemin jusqu’aux confins de l’Océan Pacifique, dans une zone qui ne fut découverte de manière exhaustive par les Européens qu’au début du XIXe s. De réseau téléphonique partenaire pour mon téléphone intelligent (smartphone) français, je n’en aurai que l’espoir. Mon précieux compagnon restera totalement idiot (dumbphone) pendant la durée de mon séjour. D’internet haut débit pour communiquer avec le reste du monde, je n’en aurai que des bribes. Mais au fond, n’est-ce pas ce que j’étais venu chercher ? La déconnexion, l’éloignement, l’isolement, pour découvrir et me redécouvrir. Je n’ai pas été déçu, même si j’ai pu continuer à conserver un soupçon de contact avec les personnes que j’aime, être loin de tout fut sans doute la plus belle richesse de ce voyage.
Revenons un peu à la géographie et à l’histoire. Il fut un temps lointain lors duquel des cataclysmes planétaires lancèrent à l’assaut de la surface, des volcans grondants et tonitruants venus du fond des mers. Puis Maître Corail sur son arrête de montagne perché, se mit à bâtir un empire. La forme en V de Tarawa Nord et Sud est sans doute le signe de la victoire ultime remportée par des milliards de petits coraux bâtisseurs de cathédrales naturelles et créateurs de vie, sur le feu des entrailles de la Terre.
Il y a 2 000 ans environ, d’étranges bipèdes débarquèrent à l’extrémité de ce qui est devenu l’atoll de Tarawa aujourd’hui. L’archipel venait à peine de s’extirper des eaux bleues du Pacifique à la faveur d’une baisse du niveau de la mer. Ce peuple austronésien de Micronésie, véritables dieu de la navigation, avait trouvé son eldorado.
Pendant tout mon séjour à Kiribati, une question lancinante me taraudera : « Quelle impression incroyable, ces premiers hommes et femmes durent avoir, en découvrant depuis leurs frêles embarcations, après des semaines de navigation incertaine, le liseré de cocotiers flirtant avec la surface? » « Hourra, terre, terre en vue », durent-ils s’écrier, s’ils ne restèrent par tout simplement bouche-bée devant tant de beauté, comme je le fus.
Pendant quelques jours, je me mis dans la peau de ces pionniers, découvreur de paradis. Lorsque nous nous rendîmes sur l’atoll voisin de Abaiang, le danger et la peur de ne pas trouver terre qui vive tenu à bonne distance, j’avais néanmoins la même soif d’aventure chevillée au corps, que les ancêtres d’Eddie et des siens, mes amis qui nous accueillaient à bras et à cœur ouverts.
Après trois heures de bateau au milieu de bleus incroyables et improbables, en slalomant pour éviter les hauts-fonds et les exocets (poissons volants) et un débarquement à l’ancienne par manque d’eau dans le lagon, nous nous retrouvâmes perchés sur le plateau d’un camion branlant pour remonter tout l’atoll d’une extrémité des terres émergées à l’autre. Deux heures de cahots routiers, deux heures planté sur une jambe, au risque de faire le grand saut à la moindre ornière… Le Paradis, ça se mérite.
Mais au bout de ce chemin épique ponctué de rencontres bouleversantes au milieu de paysages de carte postale et avec les habitants d’un paradis qui souffre, nous échouâmes au plus loin que je ne sois jamais allé de ma vie de baroudeur. Abaiang est un paradis qui se lamente, qui gémit malgré la beauté des lieux. N’en déplaise à certains, ici le réchauffement climatique on sait ce que c’est. Ce n’est pas un concept abstrait brandi par les politiciens ou les lobbys, c’est au contraire une réalité crue et violente. Pour s’en convaincre, il suffit de constater quelle est la surface de terres autrefois habitées et cultivées qui a déjà disparue, grignotée par les eaux, ou additionner les centaines de mètres de murs soit-disant protecteurs, qui ont été dévorées par un océan de plus en plus glouton, aux dents de plus en plus longues et acérées.
Dans ces paysages au raz des flots, à fleur de peau, qui restent d’une beauté bouleversante, des enfants jouent, rient, et se réjouissent de petits riens comme de cette eau pure et rafraichissante qui soudain descendit du ciel alors que nous étions assommés de chaleur. Forts de leur insouciance, ils vont devoir affronter un monde en danger. Puissions-nous continuer à leur offrir la même joie de vivre pour les générations à venir ? Rien n’est moins sûr.
Pendant plusieurs jours, je découvris un monde rural, tourné vers une mer porteuse d’espoirs tout en étant terriblement menaçante. C’est peut-être là que réside le plus grand paradoxe de Kiribati. La ‘mer nourricière’, que l’on n’hésite pas à surexploiter, contre toute logique de protection de l’environnement et de préservation des ressources, pourrait bien devenir une ‘mer infanticide’, qui engloutira ses enfants, emportée par la rage de nous voir toutes et tous continuer de jouer avec le feu, avec notre avenir commun et avec notre planète en affectant de ne pas savoir ce que l’avenir nous réserve. « Faites vos jeux, rien ne vas plus ». La roue est lancée et nul ne sait sur quelle case elle va s’arrêter.
Nous sommes tous responsables de ce qui se passe au paradis et je n’ai pas envie que toutes les cartes postales que j’ai ramenées de ce séjour merveilleux se résument à une pile de papier jaunissant dans quelques années.
Nicolas Messner voyage 250 jours/an depuis une vingtaine d’années. Ancien athlète de haut niveau, directeur de « Judo pour la Paix » et photographe, il a fait le tour du monde plusieurs fois. Il nous racontera ses étourdissantes escales…
Rédigé par : Nicolas Messner - http://www.nicolas-messner.com