Albanie : entre mer et montagne son cœur bat toujours !
Une des questions que l’on me pose souvent est : « Y a-t-il encore des endroits que tu n’as pas visités ? ». Certains s’imaginent parfois que j’ai parcouru la Terre entière. Je voyage beaucoup, c’est un fait, mais de là à avoir trainé mes guêtres dans le moindre recoin de la planète il n’y a qu’un pas que je ne franchirai jamais car une vie ne me suffirait pas pour découvrir toutes les richesses de notre monde.
Parmi les lieux dans lesquels je ne me suis jamais rendu et qui sont pourtant sur ma ‘to do list’, je pourrais en nommer des milliers. J’en découvrirai encore beaucoup je l’espère et dès que l’opportunité se présentera je n’hésiterai pas, sachant que l’écrasante majorité des autres restera à l’état de rêve ou de projet.
Il en est un qui s’est concrétisé, portant à 96 le nombre de pays dans lesquels j’ai au moins un jour posé le pied. Il s’agit de l’Albanie. Pour beaucoup cette destination peut sembler aussi exotique que de se rendre en Antarctique à la rencontre des manchots empereurs ou aux confins de la forêt amazonienne pour observer les tribus indigènes. Pourtant l’Albanie est à moins de deux heures de vol de la France, en Europe au cœur des Balkans, dans une région dont l’histoire tumultueuse eut et a toujours une certaine influence sur la nôtre.
Quand j’étais enfant, ce petit pays d’un peu plus de 3 millions d’âmes, était un mystère, un mystère noir et impénétrable, insondable, à l’image de la Corée du Nord de nos jours, tant il était enfermé dans un régime politique ignoble et paranoïaque. Des jusqu’au-boutistes fous étaient au pouvoir, imposant leur vision déshumanisée de la société. Enver Hoxha et sa clique refusèrent la déstalinisation, en conséquence de quoi en quelques décennies ils transformèrent l’Albanie en un laboratoire de l’ignominie humaine, à côté duquel la pire des dictatures passerait pour un paradis sur Terre. Des milliers de personnes furent exécutées, des dizaines de milliers d’autres se retrouvèrent sous les verrous, alors que les religions et la culture furent bannies, purement et simplement.
Dans le tourbillon engendré par la chute du Bloc de l’Est, l’Albanie réussit néanmoins à se libérer du joug communiste… pour mieux tomber dans les turpitudes d’un capitalisme débridé, anarchique et pyramidale qui plongea la population dans un autre maelstrom funeste et l’État dans un statut d’insolvabilité.
Ainsi quand j’évoquais le fait que j’avais envie d’en savoir plus et que sans doute cette histoire sombre me poussait à me rendre dans le pays des Aigles, d’aucuns m’opposaient le risque qu’il y avait d’entreprendre en tel voyage. Si les supputations allaient bon train avec mon départ, je dois dire que je fus très vite rassuré dès que je me posai à Tirana. Quelques minutes avant l’atterrissage j’avais déjà eu le temps d’admirer les paysages somptueux se déroulant entre mer et montagne à l’abri derrière mon hublot ; désormais j’étais lancé sur les routes bondées de ce que le régime communiste appelait autrefois la forteresse des Balkans.
Sous un soleil radieux mais un froid de canard albanais renforcé par le vent, l’asphalte déroulait son tapis bitumineux jusque dans le centre de la capitale. J’observais une agglomération d’un demi-million d’habitants, qui ressemblait à tant d’autres, avec sa litanie de faubourgs bétonnés et de centres commerciaux flambants neufs, de boutiques vieillottes et souvent kitchs, collées les unes aux autres et baignées par les gaz d’échappement à l’heure de pointe. En quelques jours, j’en viendrai d’ailleurs au constat que le ‘rush hour’ est quasi permanent à Tirana tant le trafic y est dense et anarchique. En parcourant les rues, je n’arrivais plus à dénombrer le nombre de pharmacies et de magasins de mariage. Il semblait y en avoir à tous les coins de rues, comme si la population hésitait entre un mal de crâne lancinant et l’espoir d’une vie meilleure.
Avant d’arriver, j’avais eu l’illusion qu’il serait possible de faire une première visite de la ville au cours de la première demi-journée, mais je dus me résigner à abandonner, tellement je passais de temps sur la route pour trouver mon premier hôtel. Il faut dire qu’après une erreur de GPS je me retrouvai au milieu d’un quartier qui n’avait rien de touristique, où je pus voir à quoi ressemblait la vie quotidienne de l’Albanais moyen.
L’Albanie reste aujourd’hui l’un des pays les plus pauvres d’Europe, gangréné qu’il est par des décennies d’inepties politiques, sociales et économiques. Mon erreur d’orientation me permit d’en prendre toute la mesure et d’entrouvrir le voile sur un monde que l’on ne veut pas voir. A quelques heures de notre France prospère, malgré tout ce que l’on peut en dire, vivent des millions de gens dont le salaire moyen est de moins de 380 euros par mois. Alors oui, c’est un fait, le niveau de vie est moins élevé que dans l’Hexagone, mais alors que la guerre en Ukraine fait rage, le prix de l’essence atteint des sommets identiques à ceux de nos pompes à essence. Je serai d’ailleurs plusieurs fois stoppé sur la route par des manifestants protestant contre la hausse du prix des carburants. Comment ne pas le comprendre et comment ne pas être solidaire ?
Malgré cette morosité évidente transpirant par tous les pores de la ville, en soirée, je m’immergeais dans une autre Albanie, celle qui possède les moyens et les richesses, celle pour qui les fins de mois ne sont pas si difficiles, celle pour qui s’offrir un restaurant surfant sur la vague de la mode la plus échevelée et dans lequel le DJ s’évertue à vous casser les oreilles, est normal, celle enfin qui est montée dans le train du développement, laissant sur le quai de la relégation tous les autres, les plus nombreux évidemment.
Je n’aurai pas la prétention de dire que quelques jours suffirent à faire de moi un spécialiste de l’Albanie. Pourtant en quelques heures déjà j’avais le sentiment d’en percevoir certaines contradictions. Je n’étais pas au bout de mes découvertes. Avant de reprendre la route, direction Krujë, je déambulais le long du lac de Tirana, une retenue d’eau artificielle qui de nos jours fait le bonheur des promeneurs, de jeunes chanteurs en herbes qui s’égosillent dans un micro nasillard et écorchent quelles classiques étrangers, d’amoureux qui s’bécotent sur les bancs publics comme on en voit dans les grandes villes du monde et de vieillards qui connurent le communisme et ses turpitudes mais qui, tout en goûtant l’air frais et la liberté, se rappellent aussi qu’en ces temps sombres, tout le monde avait un appartement et un travail ; un sentiment qui reste encore présent dans la population albanaise. En contre-bas du barrage et de sa tranquillité, Tirana crachait ses poumons noircis, sa circulation ininterrompue jouait une partition en klaxon majeur et ses anciens quartiers tentaient de pousser vers le ciel des immeubles lourdauds.
On the road again ! Depuis l’avion la veille et de loin sur la route, j’avais aperçu une ville littéralement cramponnée aux montagnes enneigées. Je n’imaginais pas encore que c’était là que je me rendais après quelques heures dans la capitale. Après m’être extirpé de cette dernière donc, je m’enfonçais dans le pays et au détour d’un lacet et de quelques oliviers, je débouchai dans les rues en pente de Krujë, à l’ombre de son château éponyme. Je n’étais qu’à une trentaine de kilomètres du grand centre urbain et déjà je me sentais dans un autre monde.
Krujë fut le théâtre de la rébellion du seigneur albanais et héros national Skanderbeg – celui là même qui donna son drapeau à l’Albanie – contre l’empire ottoman au XVe siècle. Depuis les terrasses du musée où l’on en apprend plus sur la nation albanaise d’avant le régime de terreur communiste qui prévalut au XXe siècle, on s’imprègne d’un moyen-âge sanglant qui lui aussi laissa le pays exsangue, tout en profitant d’une vue à couper le souffle jusqu’à la mer au loin, qui déroule son ruban bleu azur.
Je constatais avec bonheur que tout était propre et bien entretenu, les échoppes touristiques grandes ouvertes attendant que la pleine saison batte son plein et que le badaud dépense ses Leks en babioles multicolores. Transi de froid, je me sentais bien loin des clichés de pauvreté et de dénuement auxquels je pouvais m’attendre. Bien que de toute évidence les habitants de Krujë ne roulent pas sur l’or, une certaine quiétude régnait dans les environs et une totale sécurité. J’étais apaisé et je me réjouissais de m’immerger dans les richesses historiques du pays.
N’ayant pas beaucoup de temps, je me laissais à nouveau happer par la route vers Dürres, quelques 40 km plus loin et plongeais littéralement vers la mer. Connu depuis l’antiquité comme étant le point de départ de la via Egnatia, qui traversait l’actuelle Albanie et la Grèce jusqu’à Byzance, tout un programme, Dürres est à présent le premier port d’Albanie. Je dus néanmoins attendre le matin et les premiers rayons du soleil pour me faire une véritable idée du lieu. Ce qui s’offrait à mon œil d’observateur et de photographe me laissa dans un état de questionnement étrange.
De toute évidence, la vie économique de Dürres repose principalement sur son activité portuaire et industrielle. J’observais ainsi au loin l’alignement des grues et le ballet des ferrys entre l’Italie et l’Albanie. Pourtant j’avais aussi le sentiment que sous mes yeux, en quelques heures de présence seulement, la ville était en train de se transformer pour se tourner vers un avenir dans lequel soleil, palmiers et hôtels de luxe allaient bientôt jouer un rôle de premier plan. Le long de kilomètres de plage, des pédalos abandonnés et ensablés et des maisons en décrépitude, symbole d’un temps sans doute où seuls les apparatchiks du régimes avaient le droit de profiter de la vue, tentaient encore de rivaliser avec les vagues successives du développement touristique, un combat perdu d’avance.
J’étais frappé par le calme de la mer sur laquelle ondulaient de minuscules vaguelettes qui n’auraient pas fait de mal à la moindre coquille de noix jetée dans l’eau et le véritable tsunami d’immeubles qui déferlait sur la plage en une marée inversée venant de l’intérieur du pays. Entre les deux, une humanité hétéroclite s’égaillait. Il y avait comme autour du lac de Tirana des générations d’humains qui mesuraient la plage dans le sens de la longueur. Il y avait cette jeunesse sans horizon qui investissait des aires de jeu pour bambins, tandis que leurs anciens alignaient les pas sur le sable entre des marchands ambulants qui étalaient leurs babioles en plastique kitch.
Il y avait ces restaurants et ces hôtels alignés à perte de vue, ces voitures luxueuses venant se garer à la limite de tomber dans l’eau en roulant sans vergogne entre les parasols, ces reliques d’installations portuaires en cours de métamorphose pour devenir des bars branchés. Il y avait du vieux dans du neuf et du neuf dans du vieux, un mélange improbable, qui pour le moment respirait encore l’humain, mais qui demain menaçait d’empester le fric à plein nez. J’étais à un tournant de l’histoire.
Il me restait encore à retourner à Tirana pour essayer d’en savoir un peu plus sur l’histoire contemporaine du pays. Je reprenais la route avant de m’enfoncer littéralement sous terre dans l’antre du diable.
Pendant les années de la République populaire socialiste d’Albanie, sous le régime d’Enver Hoxha, entre 1967 et 1985, ce sont plus de 170 000 casemates qui furent construites et creusées dans le sol albanais. Ce programme de ‘bunkérisation’ n’eut jamais d’utilité militaire et il épuisa un peu plus un pays déjà au bord du gouffre. Il faut ainsi s’imaginer un bunker pour onze habitants en moyenne et environ six bunkers pour chaque kilomètre carré de terrain. Une folie ! Un délire ! Une infamie !
Parmi les plus grands et les plus ‘beaux’, il y avait évidemment ceux réservés aux leaders du pays, logique. Il est aujourd’hui possible de les visiter au centre de Tirana, sous le quartier historique. Devenus des lieux d’exposition et de commémoration, j’y plongeai et m’enfonçais dans la terreur et l’horreur.
J’en avais la nausée, les oreilles transpercées par le hurlement des sirènes et les bruits de bottes, le regard embué par la litanie des images d’exécution et d’enfermement, par les illustrations de camps d’internement et le détail des méthodes de torture. Cela ressemblait au moyen-âge, mais c’était pourtant bien une histoire vieille d’à peine trente ans seulement. Je n’arrivais pas à tout lire et regarder de peur de gerber mon rejet de la violence. Le régime communiste s’était évertué à réduire la vie humaine à néant. Il avait réussi son entreprise de destruction et encore de nos jours, il me faisait chanceler.
J’essayais de m’imaginer ce que des générations d’Albanais avaient enduré. J’essayais de comprendre l’incompréhensible. Je voulais savoir, mais je n’arrivais plus à regarder et encore moins à écouter. Tout était exposé là, sous terre, bien à l’abri des regards indiscrets, mais comme une lame chauffée à blanc enfoncée dans l’œil de celui qui voulait connaître la vérité dans sa simplicité la plus crue. Je pouvais toucher les murs de ce bunker suintant du sang des victimes de la barbarie, mais je n’osais pas. Je ne faisais que les raser, prenant bien soin de ne rien toucher de crainte d’être souillé par la bêtise des hommes. Je me noyais dans le tombeau de l’humanité.
Titubant et nauséeux, je remontai à la surface pour respirer et me nourrir du dernier rayon de soleil couchant qui baignait encore la place Skanderbeg et y allongeait les ombres. Aussi douloureux cela soit-il, il faut avoir vu ce que l’homme peut faire à l’homme pour comprendre que rien n’est acquis et que notre démocratie, sur laquelle nous avons tant de plaisir à cracher, n’est pas une garantie éternelle. C’était il y a à peine trente ans. J’étais déjà de ce monde quand des millions d’Albanais vivaient en enfer et que je grandissais au paradis. En découvrant tout cela je prenais malheureusement conscience que les plus jeunes générations ne savaient pas et que, même si elles entendaient, elles étaient sourdes et que même si elles voyaient elles restaient aveugles. Je voulais leur dire…
Pendant quelques heures encore je déambulais dans Tirana, m’imprégnant de ses lumières et de sa dynamique fragile. J’essayais de refaire l’histoire et surtout de m’imaginer un monde où l’on respecterait son prochain, un monde dans lequel personne n’envahirait un autre pays et n’y ferait la guerre, un monde où les pandémies n’auraient pas leur place, un monde qui enfin basculerait du côté de l’amour et de l’entraide. Utopie quand tu nous tiens !
Je repartis d’Albanie, l’esprit imprégné d’images contradictoires. J’avais touché du doigt l’ignominie de l’humanité mais j’avais aussi découvert la beauté d’un pays et d’un peuple qui mérite que l’on s’y intéresse. Non seulement car les paysages y sont somptueux et que la culture y est riche mais aussi car il nous rappelle que, qui que nous soyons, nous avons l’obligation absolue de nous battre pour un idéal, celui de la liberté d’être et d’exister. J’espère un jour revenir en Albanie, je n’en ai survolé que l’épiderme. J’espère simplement que le diable mortifère qui s’en est emparé pendant des décennies ne reviendra pas un jour s’y perdre. On me dit qu’il est ailleurs. Soit.
Entre mer et montagne le cœur de l’Albanie et de l’humanité bat ici comme ailleurs. Ce beau voyage je ne l’ai pas fait seul. Laurence, tu m’as offert de découvrir que moi aussi j’avais une âme. Elira tu m’as donné quelques clés pour en appréhender la complexité et à toutes celles et ceux que j’ai croisés, je veux simplement dire faleminderit !
Nicolas Messner voyage 250 jours/an depuis une vingtaine d’années. Ancien athlète de haut niveau, directeur de « Judo pour la Paix » et photographe, il a fait le tour du monde plusieurs fois. Il nous racontera ses étourdissantes escales…
Rédigé par : Nicolas Messner - http://www.nicolas-messner.com