C’est un peu le sentiment que l’on a en regardant les informations: le conflit syrien nous parait si lointain, comme s’il se déroulait dans une autre partie du monde, voire dans un autre monde, et dans un autre temps… et pourtant, il est si près de nous.
Ce constat ne s’applique pas seulement aux quelques 3 000km qui nous séparent de la région d’Alep, dans laquelle je me suis rendu au mois d’avril, mais aussi à la dimension humaine qui s’y rattache et qui devrait nous questionner sur l’avenir de l’humanité. Ainsi 3 000 km c’est moins que la distance qui me séparait de Tromsø, en Norvège, lorsque j’y habitais. C’est encore, à peu de chose près, le chemin à parcourir pour se rendre à Moscou, où je suis passé au mois de mai, alors que je revenais d’une mission en Russie.
En observant une mappemonde, je me rends compte que ce conflit syrien ‘si lointain’ dans nos petites lucarnes télévisuelles et dans nos esprits, est en fait juste à notre porte. Au-delà des chiffres, ce qui m’interpelle le plus, c’est toute l’horreur dans laquelle la Syrie est plongée depuis plus de dix ans, une horreur qui a jeté sur les routes des millions de familles dont le seul rêve était de vivre paisiblement et qui aujourd’hui souhaitent ne plus s’endormir sous le roulement de tambour des bombes.
A mon retour de mission dans la zone de guerre syrienne, j’ai entendu certains commentaires, qui tendaient à souligner la ‘sottise’ d’un tel déplacement : « Mais pourquoi donc aller se fourrer là-bas, pourquoi se jeter dans la gueule du loup, pourquoi prendre un tel risque, nous avons bien assez de m… à gérer ici, surtout avec ce foutu Covid ».
Très honnêtement, je ne sais pas trop quoi répondre à ces interpellations, tant elles me paraissent dénuées d’empathie et de compréhension. J’ai juste envie de dire que témoigner est sans doute plus utile que de se taire et de faire comme si de rien n’était.
Il est certain qu’en ces temps mouvementés pour l’humanité, les problèmes de quelques millions de personnes ne pèsent pas bien lourd au regard du quotidien chamboulé que nous vivons depuis plus d’un an, et pourtant. Sommes-nous vraiment à l’abri de nous retrouver un jour, nous aussi, dans un imbroglio politico-stratégico-humanitaire ? J’ose espérer que oui, que l’Europe d’après-guerre nous épargnera pour longtemps de sombrer dans le désespoir.
Ce que nos pays ont traversé pendant des millénaires, jusqu’au milieu du XXe siècle, n’est pourtant pas si ancien que cela. Nos parents et grands-parents ont pour beaucoup vécu les affres de la guerre. Ils se sont cachés. Ils ont fui les bombardements. Ils ont connu la faim, le manque de tout.
En plongeant dans l’enfer syrien, j’avais ces vieilles images en noir et blanc de la Deuxième Guerre Mondiale à l’esprit, mais soudain elles prenaient une tournure plus colorée et contemporaine, une couleur douloureuse à supporter néanmoins tant elle était palpable, remplie de désespoir et de haine.
Traverser la frontière entre la Turquie et la Syrie n’est pas chose facile. Cela parait une évidence. Il faut montrer patte blanche, si ce n’est drapeau blanc. J’avais la ‘chance’ de diriger un projet ‘Judo pour la Paix’ de la Fédération Internationale de Judo, et ainsi de bénéficier du précieux sauf-conduit indispensable pour franchir les quelques kilomètres de no man’s land entre les deux pays.
La première chose qui me frappa fut le contraste incroyable entre, d’un côté, une Turquie développée, en apparence paisible, aux rues colorées et animées et riches de denrées en tout genre et, de l’autre, la pauvreté d’une Syrie dévastée par des années de conflit. En quelques kilomètres seulement je passais de l’opulence à la désolation, mais une désolation grouillante de centaines de milliers de réfugiés qui n’ont d’autre choix que de survivre entassés et tiraillés entre l’enfer et ce qu’ils considèrent comme l’eldorado.
Comment pourrait-il en être autrement ? Je me demande souvent comment je réagirais si j’avais du tout abandonner, littéralement partir en courant de chez moi, me retrouver jeté sur des routes dangereuses, pour finalement échouer sous une tente de fortune, oublié du reste de l’humanité. Même en ayant vu de mes yeux la situation là-bas, je ne crois pas qu’il est possible de se glisser dans les chaussures de ses parias de l’histoire.
En pénétrant le territoire syrien, il serait mentir de dire que je n’avais pas peur. Cette peur n’était pourtant pas de l’angoisse, de celle qui empêche de respirer. Elle était d’une nature toute différente qui éveille la curiosité. Je voulais savoir, je voulais voir et comprendre.
J’ai vu et je n’ai pas compris. Je n’ai pas compris comment des hommes pouvaient en faire souffrir d’autres à ce point. Je n’ai pas compris comment on pouvait oublier la misère sous prétexte que nous avons nos propres problèmes.
Mais j’ai aussi compris que le désir de vivre et de survivre était plus fort que tout et qu’il poussait des millions de réfugiés à imaginer qu’un jour l’horizon de leurs enfants serait plus lumineux qu’il ne l’est aujourd’hui.
Cet espoir je l’ai vu au travers d’un sport, celui que je pratique depuis ma plus tendre enfance, le judo, dont le code moral n’est pas que mural, bien qu’il soit affiché dans tous les dojos de France et de Navarre. Que cela puisse paraître dérisoire aux yeux de certains et que mes propos puissent être un tantinet moralisateurs, j’en ai conscience. J’assume. Pourtant, c’est ce que je ressens.
Alors que j’étais plongé dans la fange du monde, je découvris au détour des séances de judo que nous menions, des sourires illuminant les visages de dizaines d’enfants, enfin heureux d’oublier les bombes et les morts. Je voyais la lumière dans le regard de leurs parents et l’amusement dans celui des forces de l’ordre, venues en nombre assister à ce qui, le temps de quelques jeux, transforma la vie de tous les participants.
Malgré l’ignominie de dix ans de guerre, malgré le sang versé, malgré les impacts de balles bien visibles sur les façades et malgré l’oubli, je découvrais au cœur de la Syrie l’essence même de la résilience, cette capacité intrinsèque à chaque être humain de le pousser, après un traumatisme, à intégrer ce dernier de telle sorte qu’il ou elle ne vive pas dans le malheur mais avec l’espoir de se reconstruire d’une façon socialement acceptable.
Le chemin du peuple syrien sera encore long et terrifiant, mais un jour viendra où, je l’espère, le soleil se lèvera sur des paysages libérés de l’emprise de la peur. C’est cela que j’ai vu, c’est cela qui nous parait à la fois si lointain et qui est pourtant si proche. C’est cette leçon que mon voyage au cœur de l’enfer m’a apprise et que j’avais envie de partager.
Nicolas Messner voyage 250 jours/an depuis une vingtaine d’années. Ancien athlète de haut niveau, directeur de « Judo pour la Paix » et photographe, il a fait le tour du monde plusieurs fois. Il nous racontera ses étourdissantes escales…
Rédigé par : Nicolas Messner - http://www.nicolas-messner.com