Je me suis longtemps posé cette question et me la pose encore souvent. Folie douce ou furieuse ? Besoin archaïque ou réfléchi ? Nécessité profonde ou lubie momentanée ? Partir, toujours plus loin, toujours plus exotique.
Quand Adélaïde m’a gentiment demandé si cela m’intéressait de faire une chronique, ce thème du départ qui caractérise ma vie s’est imposée à moi immédiatement, tant j’ai souvent le sentiment que mon quotidien n’est fait que d’un mouvement perpétuel, d’un balancier permanent, d’une oscillation continue.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours bourlingué, et traîné mes guêtres un peu partout, que ce soit dès l’âge de deux ans, lorsque mes parents m’emmenèrent en Tunisie pour la première fois – j’avoue, je n’ai pas grand souvenir de ce voyage – ou plus tard, lorsque pour m’entraîner en judo je m’exilais au Japon pendant quelques semaines afin de me frotter à l’élite mondiale.
Alors que j’écris ces quelques lignes, je suis sur la route, de retour du camp de réfugiés de Maheba, dans le nord-ouest de la Zambie, où je me suis rendu pendant quelques jours, pour diriger une mission ‘Judo pour la paix’. Treize heures d’une route chaotique qui vous propulse dans tous les sens, au cœur de l’Afrique, cela donne une bonne occasion de triturer cette fameuse question ‘pourquoi partir ?’, afin d’essayer de lui donner un semblant de signification.
Ma vie et celle de mon entourage seraient probablement, que dis-je, certainement plus simples, si j’étais sédentaire, les deux pieds dans mes pantoufles ; si je prenais le temps de poser mes valises ne serait-ce que quelques semaines d’affilées. Mais non, je suis en perpétuel mouvement, étourdissant mon monde qui a, soyons honnêtes, parfois du mal à me suivre.
Je concède que j’ai moi-même un peu de mal à savoir où je me trouve parfois : un jour en France, le lendemain en Norvège, quelques heures plus tard, au Sénégal ou je m’endors, pour me réveiller à Tokyo, au Japon.
D’ici la fin de l’année j’aurai parcouru une bonne trentaine de pays, fait plus de 8 fois le tour de la Terre, je serai monté environ 150 fois dans l’avion, j’aurai pris des trains, des bus, des dizaines de voitures, un cheval… j’aurai aussi beaucoup marché, j’adore marcher. Je serai allé dans des camps de réfugiés, à la rencontre de la misère du monde, j’aurai parcouru la steppe mongole balayée par les vents ; j’aurai aussi dormi dans des hôtels cinq étoiles, confortables mais pas ce que je préfère. Je serai allé au Machu Picchu, j’aurai survolé les Bahamas, passé 24 heures à Miami et 26 au Japon. Pourquoi cette incapacité à rester en place ?
Le premier élément de réponse remonte à ma petite enfance. J’ai été contaminé par le voyage dès mon plus jeune âge et, infecté par le virus de la ‘bougite aigüe’, personne ne m’a inoculé le moindre vaccin depuis. En explorant un peu plus le vocabulaire médical, le voyage est devenu rapidement mon remède à l’ennui, ma pilule de bonheur, mon injection quotidienne de plaisir, ma drogue.
Ne vous y méprenez pas, j’aime m’ennuyer, contempler, admirer, regarder, m’imprégner des choses en oubliant l’heure qu’il est. J’aime flâner et prendre mon temps en évitant de le perdre. Pour autant, j’ai du mal à gérer la routine, la répétition des tâches quotidiennes et la sécurité du ‘chez soi’ n’est pas un moteur pour moi.
Au contraire, j’ai le besoin vital de découvrir ce qu’il y a de l’autre côté de l’horizon, même si j’ai bien conscience qu’il s’agit d’une quête vaine, car dès que l’on sort de chez soi, on ne fait jamais que repousser une ligne imaginaire, sans jamais pouvoir ne serait-ce que l’effleurer.
Voyager et partir deviennent, d’une part, une quête de l’inconnu et, d’autre part, une introspection incroyable sur ce que l’on est réellement en tant qu’être humain, faisant partie d’une communauté qui nous dépasse.
Dans ‘partir’, il y a nécessairement et implicitement la recherche de la connaissance, une connaissance directe sur le terrain, un apprentissage des senteurs, des couleurs et des vibrations que tous les ouvrages du monde, et Dieu sait que j’aime lire, ne pourront jamais remplacer.
Découvrir au travers de la lecture la vie des grands explorateurs ou des grand voyageurs, telle la Suissesse Ella Maillart, partie seule à la découverte du monde au cours du XX ème siècle, ne fait que renforcer mon envie de découvrir à mon tour les parfums de la forêt amazonienne, les chaos des routes africaines ou les verts incandescents des aurores boréales du Grand Nord.
Partir c’est saisir à deux mains le monde qui nous entoure, c’est se rendre compte de sa richesse et de son incroyable fragilité, c’est ressentir au plus profond de ses tripes les vibrations de notre planète.
Partir c’est aussi, peut-être et avant tout, comprendre l’autre, celui avec qui vous partagez cette petite boule voyageant autour de son étoile, celui avec qui vous avez un patrimoine en commun, au-delà de toutes les différences culturelles et sociales, un patrimoine que nous oublions de préserver pour nos générations futures.
C’est en partant que j’apprends la tolérance et le respect. C’est en partant que j’essaye autant que possible, de ne jamais juger. Ce n’est ni mon rôle, ni mon désir. Conscient de la chance que j’ai de pouvoir ‘me promener librement’ quand d’autres sont cloués au lit, cloîtrés chez eux, enfermés dans un univers immobile, ou jeté sur la route pour un voyage destructeur qu’ils n’ont pas demandé, je témoigne et partage, en offrant mes yeux et mes oreilles à qui veut bien voir, entendre et comprendre.
C’est en partant que je continue chaque jour à poursuivre mon horizon en le repoussant toujours plus loin et en emmagasinant une expérience de vie qui m’enrichit intellectuellement et spirituellement. C’est en partant que je vis et c’est pour vivre que je pars.
Mais ne nous y trompons pas ; il n’y a rien de plus difficile qu’un départ. C’est un arrachement, un déchirement, un déracinement et une blessure perpétuellement renouvelés et entretenus de manière masochiste et qu’il faut essayer tant bien que mal de soigner en emmagasinant le maximum de couleurs, de senteurs, de saveurs et de textures qui viendront s’appliquer sur vos plaies comme un onguent miraculeux.
Ne croyez pas que j’aime ce moment précis du départ, lorsque la porte de la maison claque sèchement, ou lorsque la portière de la voiture se referme sur le parking de l’aéroport, coupant le lien qui m’unit à ceux que j’aime. Je peux même dire que ces instants, je les déteste.
Chaque départ génère un moment de perte d’équilibre lors duquel les envies et les peurs fusionnent pour le meilleur et pour le pire. Est-ce bien nécessaire ? Est-ce bien utile ? Pour moi oui, car partir c’est être libre, libre d’aller où bon me semble ; libre de penser par moi-même et de retrouver une approche instinctive de la vie ; libre d’agir et de réagir au monde qui m’entoure. Partir, c’est effectuer un retour vers le nomadisme du corps et de l’esprit qui est inscrit dans nos gênes depuis la nuit des temps.
Les sociétés évoluent en permanence. Certaines naissent, d’autres meurent, elles changent toutes au cours du temps et elles le font dans l’ignorance de ce que demain sera. Les temps modernes ont apporté la mobilité facile. On prend la voiture, le train, l’avion, bientôt la fusée peut-être, avec une facilité déconcertante. Mais cette mobilité n’est-elle finalement pas que de façade ? Plus il est aisé de se déplacer, moins on accepte le nomadisme, moins on est enclin à accepter l’autre et à aller vers l’autre sans jugement. Rechercher à dépasser son horizon est dès lors considéré comme une folie.
Mais j’aime ma vie de nomade. J’aime être citoyen du monde, fier et attaché à mes racines alsaciennes, tout en éprouvant le besoin de me sentir dans mon univers en Norvège, au Pérou, en Australie pour ne citer que quelques-unes de mes destinations récentes. Au bout du compte je dois faire le grand écart en permanence entre les valeurs qui m’ont été inculquées dans mon enfance et mes rêves de découverte et de partage. Cette gymnastique de l’esprit est excellente.
A la question, pourquoi voyages-tu ? Pourquoi vas-tu dans ces contrées qui, pour certaines, ne sont pas sur les listings des destinations les plus visitées ? Je réponds, parce que je vais y rechercher les différences, les particularités et les singularités qui pourront peut-être un jour nous permettre d’envisager un monde plus respectueux et paisible. Utopiste, je le suis. Rêveur également.
Au-delà de la découverte, en voyageant et en me déracinant, j’effectue un extraordinaire voyage intérieur, à la rencontre de mes peurs et de mes limites. Alors, pourquoi partir ? Il n’y a de mon point de vue qu’une seule réponse : pour mieux revenir et pour revenir meilleur !
Nicolas Messner voyage 250 jours/an depuis une vingtaine d’années. Ancien athlète de haut niveau, directeur de « Judo pour la Paix » et photographe, il a fait le tour du monde plusieurs fois. Il nous racontera ses étourdissantes escales…
Rédigé par : Nicolas Messner - http://www.nicolas-messner.com